jeudi 19 mai 2011

Jean Stout : Baloo, Petit Jean et les autres (Partie 1/3)

Entretiens réalisés entre le 26 novembre 2009 et le 26 mars 2011
Remerciements à Bruno Lais et Jean Cussac
Le 20 décembre 1971, le film d’animation Lucky Luke in Daisy Town est projeté dans les salles obscures françaises. Il s’ouvre sur le thème « I’m a poor lonesome cowboy » composé par Claude Bolling. De cette chanson, on se souviendra peut-être plus de la voix de basse profonde impressionnante qui dirige le choeur, que de celle du chanteur folk Pat Woods qui chante la mélodie principale.
Ce choriste, c’est Jean Stout, « la » voix chantée de Baloo dans Le Livre de la Jungle (1968), seule et unique grande basse dans les chœurs de chansons de variétés, musiques et doublages de films du début des années 60 à la fin des années 90.

Retiré depuis une dizaine d’années sur la côte Atlantique dans la région qui l’a vu naître, Jean Stout a accepté de répondre par téléphone à mes questions.  


Dans l’ombre des studios : Pouvez-vous me raconter vos débuts ?

Ca ne date pas d’aujourd’hui, mon pauvre ami ! J’ai fait le conservatoire de Bordeaux, ensuite je suis monté à Paris où j’ai été au conservatoire, dans la classe de Charles Panzera.

DLODS : A quelle époque avez-vous choisi le pseudonyme de Jean Stout et pour quelles raisons ?

Ca date d’il y a longtemps. C’était à un grand dancing d’Arcachon qui s’appelait L’Olympia. Le patron m’avait demandé de monter un trio, et comme je m’appelle Destouet de mon vrai nom, il m’avait dit que pour la clientèle il fallait quelque chose d’un peu exotique donc on a cherché. Finalement à Destouet on a enlevé le « de » et en enlevant le « e » ça faisait Stout. Alors pour les gens ça venait d’ailleurs! Voilà, c’est tout bête !

DLODS : C’était un trio de jazz ?

Oui c’était du jazz, du « chabada ». Comme on disait à l’époque, ça « swinguait » !

DLODS : Et quand vous avez fait vos débuts dans le classique vous avez gardé « Stout » ?

J’avais un problème à cause de mon papa qui faisait de la politique. Il faisait partie du Parti Communiste Français, ce qui n’était pas du tout bien vu dans ma région, alors quand je suis monté à Paris pour faire mes études j’ai gardé Stout, comme ça je ne risquais pas d’avoir d’ennuis. Mais personne ne m’a rien demandé. Du moment que je faisais l’affaire ça allait au poil.


Jean Stout chante l'une de ses compositions: "Ballade de l'espace"

DLODS : En discutant avec vous je m’aperçois que vous avez un accent du Sud-Ouest assez prononcé, ce dont on ne se rend pas du tout compte quand on vous écoute chanter. Avez-vous travaillé pour le perdre ?

Oui, bien sûr. Après je me suis mis à faire très attention, et puis j’ai suivi une filière. Comme j’étais auteur-compositeur j’ai présenté mes chansons à  droite à gauche et puis, il y a un directeur artistique de chez Philips, qui m’a dit « Stout, tu sais, tes chansons elles sont difficiles à placer, par contre, ta voix j’en aurais bien besoin. Demain matin, est-ce que tu as quelque chose à faire ? ». Alors j’ai dit non et il m’a dit « Voilà, j’ai une séance d’enregistrement avec un accordéoniste, André Blot, j’aimerais bien que tu viennes dedans et comme il y a des chœurs tu ferais la voix du grand-papa ». La chanson s’appelait « Le letkiss de Grandpapa », vous voyez un peu l’œuvre !

DLODS : Qu’est-ce que le « letkiss » ?

C’est une danse de l’époque. Alors j’ai dit oui et je me suis retrouvé là avec trois jeunes femmes, remarquables chanteuses et musiciennes, qui s’appelaient Michelle Dornay, Jeanette Baucomont et Janine De Waleyne. J’ai fait mon numéro, on a discuté, elles ont pris mon numéro de téléphone. Et ces trois amies, parce qu’elles sont devenues des amies, m’ont fait travailler de tous les côtés dans la variété, pour des séances d’enregistrement. Et puis moi d’un autre côté, comme Philips m’a dit que ma voix les intéressait, ils m’ont mis sur un coup de classique. Comme j’avais appris le chant classique au départ, j’ai fait un premier enregistrement, et je suis allé chanter à l’Oratoire du Louvre à vue bien sûr, car je n’avais jamais chanté de chants liturgiques et ça a marché… Ensuite je suis allé m’occuper des chœurs de l’Opéra dans des grands concerts pour Lorin Maazel. C’est lui qui m’a fait confiance. Il m’a pris au pied levé comme ça et m’a fait chanter dans deux ou trois trucs dont un grand enregistrement qui a eu le grand prix du disque et qui s’appelait La divine comédie, sur un poème de Dante et une musique d’Henry Barraud, un grand compositeur de l’époque.

DLODS : Quels souvenirs gardez-vous de cette expérience ?

Il y avait une équipe là-dedans, ce n’était pas de la rigolade! C’étaient les débuts de la musique disons pas sérielle mais très difficile, donc il fallait s’accrocher à sa partition ! Nous étions trois hommes et trois filles. On ramait comme des fous parce que c’était difficile, et malgré ça on a tellement fait l’affaire qu’ils ont fini deux jours avant ! Lorin Maazel était très content, car deux jours de gagnés pour lui ça signifiait qu’il pouvait faire encore autre chose. Il m’a refait faire trois ou quatre enregistrements, mais après je n’étais pas assez libre. Il voulait quelqu’un de plus disponible, donc notre collaboration s’est arrêtée là.

DLODS : Vous me parliez à l’instant des chansons que vous avez composées. Est-ce que certaines d’entre elles ont été interprétées par d’autres chanteurs que vous ?

Non, ce n’était jamais comme je voulais alors j’ai laissé tomber…

DLODS : Ensuite vous avez beaucoup travaillé comme choriste dans la variété. A l’époque, étiez-vous la seule basse sur le « marché »?

Il y en avait un, mais c’était un très vieux monsieur qui s’appelait Pierre Marret de l’Opéra-Comique, et qui avait la même voix que moi. Alors on a fait connaissance ce qui fait que quand il avait une affaire en double il me la repassait. Mais c’était un pur classique, on ne pouvait pas le mettre dans certains bains, dans certains morceaux de variétés.

DLODS : Au début des années 60, j’imagine que vous avez dû pas mal travailler pour Gilbert Bécaud, qui employait beaucoup de choristes. D’ailleurs, on reconnaît nettement votre voix dans « L’orange »…

Oh oui, Gilbert Bécaud j’en ai fait un paquet avec lui. Je les ai presque toutes faites, dont l’une de ses premières, « Le pays d’où je viens » (il chantonne). J’ai fait « L’Orange », mais ça ne date pas d’aujourd’hui ! « Qui a volé a volé a volé l’orange » (il chante), il y avait là-dedans Janine de Waleyne qui fait cette voix qui s’en va dans le suraigu et qui crie. Pour Bécaud, j’ai même tourné en Allemagne et dans toute l’Europe.

DLODS : Quels souvenirs gardez-vous de lui ? On l’imagine assez exigent et peu facile…


Oh non ! Du moment que vous faisiez le boulot comme il faut alors il était adorable, il était gentil comme tout. J’en garde des souvenirs formidables.




"Charlie, t'iras pas au paradis" de Gilbert Bécaud 
Choristes de gauche à droite: Claude Chauvet, Jean Stout, Annick Rippe, Catherine Garet, Bernard Houdy, Jackye Castan et Juanita Franklin (soliste). 


DLODS : Avec quels choristes partiez-vous en tournée avec lui ?

Il y avait Vincent Munro, un baryton d’origine québécoise. Il arrivait à détimbrer sa voix et à faire des effets, c’est pour ça que je l’avais avec moi. Il est mort, le pauvre. Et puis il y avait un garçon que j’ai fait entrer dans le métier : Olivier Constantin, le fils de Lucie Dolène.

DLODS : Parlez-moi un peu d’Olivier …

Je l’ai fait rentrer dans le bain à la demande de Christiane Legrand. C’est un gentil garçon, vous savez… Et doué !

DLODS : Avez-vous travaillé pour son père, l’auteur-compositeur-interprète Jean Constantin ?

Oui, et il m’a fait avoir la peur de ma vie ! Il m’avait engagé pour l’accompagner à l’orgue Hammond. Un jour il m’a dit « Tiens, tu es déjà monté dans ma voiture ? ». Il avait une Mazeretti. Je lui ai dit « - Non mais tu sais maintenant il faut que j’y aille… » « - Eh bien tu vas y aller, mais tu y seras un peu plus vite ! ». Il m’avait fait grimper dans son avion… Oh lala ! Je me cramponnais à la poignée. Croyez-moi, j’ai eu la peur de ma vie ! J’avais les jambes qui tremblaient en descendant. « Ca t’a plu ? » il m’a dit et je lui ai répondu « Eh bien jamais plus ! ». Il roulait à l’époque à 250, 300 ! Carrément ! A côté les autres avaient l’air d’être en panne ! Mais il avait composé de très belles chansons. Je me souviens de « Tendre Virginie » (il chante).

"Chanson de Delphine à Lancien" (du film Les Demoiselles de Rochefort (1967)) chantée par Anne Germain (Catherine Deneuve/Delphine) et Jean Stout (Jacques Riberolles/Lancien)

DLODS : A l’époque où vous fréquentiez tous ces choristes, vous avez été choisi pour être la voix chantée de l’un des personnages des Demoiselles de Rochefort.

J’ai été engagé au départ par Michel Legrand pour faire partie des chœurs, et puis ils se sont rendus compte que  Jacques Riberolles qui jouait le rôle de Guillaume Lancien chantait comme un pied alors finalement ils m’ont demandé de le faire…

DLODS : Parmi les chanteuses de variétés que vous avez accompagnées, il y a Jeane Manson. On reconnaît votre voix de basse profonde dans les choeurs de « La chapelle de Harlem ». Sur internet on peut voir Jeane Manson la chanter. Elle est accompagnée par une chorale de gospel, mais il semble qu’ils font presque du playback, et que les « vrais » choristes chantent derrière eux.

Oui, je m’en souviens il y avait les Fléchettes (les quatre choristes de Claude François, ndlr). Souvent pour faire bien à l’image on prenait des gens de couleur ou des chorales! Et nous on faisait ce qu’il y avait à faire, mais pas à l’image.

Jean Stout et Dorothée à l'Olympia (avril 1981)

DLODS : En variété, vous avez aussi enregistré au moins deux duos avec Dorothée, et vous avez même joué dans le téléfilm Dorothée au Pays des chansons !

Avec elle j’ai fait tout un tas de choses. Je l’aidais beaucoup car elle n’avait encore jamais fait de shows. Alors Jean-Luc Azoulay m’avait engagé pour faire un personnage très con qui s’appelait Henri Golo. Vachement intellectuel, hein ? Donc j’étais là pour l’aider parce qu’elle faisait du rentre-dedans avec les gosses mais elle ne se rappelait jamais de son texte et avait un trac terrible, alors comme j’étais censé danser avec elle, et que j’ai les épaules larges, je la tenais par la tête et en même temps je lui soufflais son texte dans l’oreille. Il y avait le célèbre « Mademoiselle, une fille qu’est-ce que c’est ? ».

DLODS : Parmi tous les chanteurs que vous avez accompagnés, par qui avez-vous été le plus impressionné ?

Peau de balle, vous me cueillez à froid ! J’ai fait des tours de chant de Jean Ferrat qui avait de très belles chansons mais comme chanteur il n’était pas terrible…

DLODS : Tout comme Janine de Waleyne, vous vous occupiez des régies de choeurs, pouvez-vous nous expliquer en quoi consistait votre travail ?

On  me disait « Jean, demain ou après-demain au studio Barclay, il me faut deux hommes, deux filles et toi » « Et c’est pour quoi faire ? » « C’est pour faire tel style, etc.», et en fonction de ça j’appelais les gens que je connaissais, qui lisaient la musique et qui chantaient juste. C’est ce qui était important.

DLODS : Ca ne devait pas être un rôle particulièrement facile ?

Non ce n’était pas commode. Il y a souvent des filles qui se figuraient qu’en me faisant des avances extrêmement précises elles étaient sûres de travailler !

DLODS : Quelle corvée (rires) ! Et quel est le ou la choriste qui vous impressionnait le plus à l’époque?

Je pense que c’était Danielle Licari (interprète du célèbre Concerto pour une voix, ndlr). Mais elle a fait très peu de doublages, parce qu’elle était sciée à la base par Christiane Legrand. Vous savez, la concurrence était féroce ! C’est avec Danielle que j'avais fait avec Jackie Castan et Olivier Constantin le spectacle de Jerry Lewis quand il était venu à Paris.

DLODS : Jerry Lewis chantait dans ses shows ?

Il y avait plein de chansons avec Jerry Lewis. Il avait demandé à son pianiste de me demander de trouver des chanteurs qui puissent chanter a capella. Pendant que Jerry faisait son numéro, il ne fallait pas bouger, et ensuite on reprenait avec l’orchestre.

DLODS : En fréquentant tous ces chanteurs qui faisaient partie des Swingle Singers, Double Six, etc. n’avez-vous pas été tenté de rejoindre l’une de ces formations ?

Non, ça ne me disait rien.

DLODS : Vous avez quand même chanté au sein d’un groupe vocal de scat qui s’appelait les Jumping Jacques ?

Oui bien sûr ! C’est moi qui faisais le « bododomdom », je chantais le son de la basse électrique. Il y avait Jean-Claude Briodin, très bon pour faire des voix détimbrées, qui chantait les guitares, trois filles qui faisaient les percussions « tchic boum tchic boum », et le restant de l’orchestre.

DLODS : Ca n’a pas marché ?

C’est un groupe qui n’a pas « existé » et qui n’était pas fait pour passer sur les ondes. C’était une opération, un « coup » comme on disait à l’époque. Les Jumping Jacques, c’était Jacques Hendrix qui avait décidé de faire ça. Et Francis Lemarque produisait.

DLODS : En parlant de Francis Lemarque vous avez participé en tant que choriste et soliste à une magnifique œuvre qu’il a composée et qui a été rééditée en disque il y a peu : Paris Populi (1976), aux côtés de nombreux chanteurs (Mouloudji, Serge Reggiani, Nicoletta, Serge Lama, etc.). Enregistriez-vous avec eux ?

Au départ je le faisais avec les chanteurs, et puis après je ne voulais plus car pour certains chanteurs il fallait recommencer dix ou vingt fois pour que ça soit juste alors que moi j’arrivais, crac, et c’était dans la boîte, donc je m’arrangeais pour faire mon truc sur une piste à part…

DLODS : Vous avez aussi participé à un enregistrement étonnant : un disque sur le Général Bigeard !

Effectivement ! Il ne voulait pas, c’est son aide-de-camp qui lui a dit « Mon général ça serait très bien que vous le fassiez » et il disait « Mais j’en suis incapable ! Trouvez moi quelqu’un qui puisse m’arranger le coup ! ». Ils se sont adressés à moi et c’est moi qui faisais la voix de Bigeard! « Bigeard, comme c’est Bigeard » (il imite Louis Jouvet). Alors c’est moi qui imitais sa voix. Et il avait dit « Il est très bien ce garçon, il le fait mieux que moi et il fait mieux moi que moi » (rires) !

DLODS : C’était quoi exactement, des lectures de textes ?

Oui il y avait des lectures de textes qu’il avait écrits lui et puis de la musique militaire, des « garde à vous » et voilà !

DLODS : Entre Francis Lemarque, chanteur proche du Parti Communiste, et le Général Bigeard, il y a de la marge ! Est-ce qu’il vous est arrivé de refuser du travail pour des chanteurs dont les idées ou le caractère ne vous convenaient pas ?

Je n’ai refusé que quand je n’étais pas libre, autrement j’assurais de tous les côtés, vous savez !


Pour lire la suite de l'interview (partie 2/3), veuillez cliquer ici


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